Au dernier étage du majestueux bâtiment de l’école primaire pour les garçons doués de Koloméa le petit Taras Ivassioutine saisissait comme une chance chaque mot de son premier professeur de français Anna Oustymivna. En écoutant cet enfant aux pieds nus réciter sa leçon, pouvait-elle savoir que dans l’avenir il deviendra lui aussi professeur de français, chef du département, doyen adjoint de la faculté des langues étrangères à l’université ? Voyait-elle en ce garçon déchiffrant ses premières lettres dans les livres en français le futur chercheur, docteur ès lettres, auteur d’une centaine de publications ? A l’époque du rideau de fer imaginait-elle qu’il serrera les mains des ambassadeurs et des diplomates français, créera une association française et sera le guide omniscient à un grand nombre d’amis français pour partager avec eux son amour pour la langue française et pour l’Ukraine.
Cinquante ans plus tard il se rappelle encore son émotion quand il a reçu par poste son premier livre en français commandé à Moscou – le roman de Guy de Maupassant « Fort comme la mort ». Un des rares élèves, il possédait le Grand Dictionnaire de Français de Ganchina qui, lui aussi, a été commandé à Moscou. Les élèves de l’école secondaire, surtout les filles, le regardaient avec un certain respect et adoration quand, lors de la récréation, il déployait son journal français – « Nouvelles de Moscou », l’unique édition de presse en français, accessible en URSS à laquelle Taras a été abonné. La passion pour la langue française l’a aidé de gagner tous les concours et olympiades scolaires en français, entrer et faire de brillantes études à l’Université de Lviv. D’ailleurs c’est là qu’il a rencontré les premiers Français dans sa vie qui n’étaient personne d’autre que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (en 1963 durant leur périple à travers l’URSS ils participaient aux rencontres avec les étudiants). En 1970 pendant son premier voyage en France il fait connaissance de Marc Chagall dont l’autographe il garde précieusement jusqu’aujourd'hui.
Après ses études supérieures à la chaire de français il n’a jamais cessé d’approfondir ses connaissances. Le goût pour les langues étrangères et la persévérance l’ont toujours poussé au perfectionnement. Aujourd’hui il parle couramment le français, l’anglais, l’allemand, le polonais, le roumain et le russe. Le destin lui a donné l'opportunité de partager ces sentiments et qualités avec les étudiants : déjà une quarantaine d’années qu’il enseigne à l’Université de Tchernivtsi. Et cette année Taras Ivassioutine a reçu le titre le plus prestigieux de pédagogue en Ukraine – Personnalité émérite de l’Education Nationale.
La littérature française devient son sujet de recherche principal. En 1983 il soutient une thèse de doctorat intitulée « Jean-Baptiste Molière dans les relations littéraires franco-ukrainiennes ». Sans fausse modestie, on peut affirmer qu’aujourd’hui il est un des chercheurs les plus compétents en lettres modernes françaises en Ukraine. Romain Gary, Andreï Makine, Irène Némirovsky, Pierre Michon, Sylvie Germain, Nancy Huston et beaucoup d’autres auteurs français ont attiré son attention scientifique. Membre de l’Association Paul Celan (écrivain qui est originaire de Tchernivtsi) et délégué de l’Ukraine à l’Association Européenne François Mauriac, il prend fréquemment part aux colloques internationaux et publie ses écrits dans les revues scientifiques (il est auteur de 23 articles uniquement en français). Les voyages à travers la France, les rencontres avec des écrivains et des chercheurs français et étrangers, toute son expérience des découvertes et des échanges a contribué au développement des liens littéraires franco-ukrainiens dont il s’agissait dans sa thèse.
Les voies de français l’amèneront également au Canada, en Belgique, en Italie, en Slovénie, en Pologne et en d’autres pays du monde. Directeur du département de français de l’Université de Tchernivtsi (1995-1999), il se fixe un objectif de nouer des relations internationales avec une université française. En avril 1998 l’accord de coopération entre l’Université de Metz et l’Université de Tchernivtsi a été signé. Grâce à lui les étudiants ukrainiens et français ont obtenu la possibilité de faire leurs études et préparer leurs mémoires dans une université étrangère, les professeurs sont invités à donner des cours à l’université « jumelée».
Vu l’évolution des relations avec la France une idée de donner vie au comité d’initiative de l’Alliance Française de Tchernivtsi a surgi dans l’esprit de son futur président. En 2000 cette idée est devenue réalité grâce à son élan et les efforts de son équipe qu’il a su réunir autour de lui. Les annuelles journées de la Francophonie et le Printemps français, l’accueil des hôtes français, l’organisation des rencontres, des voyages d’échanges culturels et linguistiques, des projets franco-ukrainiens, les liaisons avec les organismes représentant la France sur le territoire de l’Ukraine et distribution d’informations, la mise en contact des différents organismes français et ukrainiens, les différentes activités culturelles et surtout la promotion de la langue et de la culture françaises sont les axes principaux des activités de l’association dirigée par Taras Ivassioutine. Du reste, il en parle lui-même dans l’article « Francophonie en Ukraine : un concept en évolution » publié dans la revue « Le Français dans le monde » (2002).
Ainsi, au moyen de la langue française en particulier, les relations internationales deviennent une seconde vocation de Taras Ivassioutine. Ce n’est peut-être pas par hasard qu’actuellement il est directeur du département des langues étrangères qui prépare les spécialistes justement en relations internationales. La « diplomatie de peuple » qu’il exerce depuis plusieurs années a largement contribué au fait qu’aujourd’hui les Ukrainiens connaissent mieux la France et les Français ont découvert l’Ukraine. Toujours généreux, sociable, attentionné, prévenant, médiateur entre les différentes générations, il est nommé par ceux qui le connaissent « ministre de relations humaines ». Avec son épouse Irène, également professeur de français, il est toujours prêt à aider, à conseiller, à partager les moments heureux et difficiles.
En plus du talent pour les langues et la communication, la nature a offert à Taras Ivassioutine le penchant pour la musique. Dès son plus jeune âge la chanson l’a guidé dans la vie. Encore étudiant, il a chanté à l’Opéra de Lviv et plus tard au théâtre estudiantin de Tchernivtsi. Les chansons de Piaf, de Montand, d’Adamo et d’autres artistes français dans son interprétation impressionnent, touchent, bouleversent. Cet homme qui aime la vie et les gens essaie toujours de monter la fête autour de lui et une chanson française lui vient en aide :
Sous le ciel de Paris
S'envole une chanson
Elle est née d'aujourd'hui
Dans le cœur d'un garçon
Le récit du parcours fabuleux d’un enfant d’une famille à sept fils d’une petite ville ukrainienne Koloméa et l’évocation de certaines réalisations de cette personne et personnalité remarquable sert aussi à témoigner comment la langue française a concouru à construire un destin. Un destin heureux. Taras Ivassioutine ne cache pas le secret de sa réussite : « Le français est mon ami fidèle qui ne me trahit jamais».
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